Les Normands à Saint-Clair-sur-Epte

Extrait du fascicule édité par la Société historique du Vexin à l’occasion du Millénaire normand (à Pontoise Bureaux de la Société Historique – 1911)

Cette publication contient la description de la journée officielle du Millénaire à St Clair-sur-Epte le 28 Mai 1911, précédent celles de Rouen (6-18 Juin), avec les discours officiels (et pompeux !).

Elle est suivie de deux communications : LES COMPAGNES DE ROLLON (par M. J. Depoin) et LES NORMANDS A SAINT-CLAIR (par M. G Lefevre-Pontalis).

Les interventions étaient remarquées par leur niveau.

 

LES NORMANDS A SAINT-CLAIR

 

PAR M. GERMAIN LEFEVRE-PONTALIS

 

Messieurs,

Je voudrais simplement essayer de résumer devant vous, dans cette communication très sommaire, quelques points particuliers des événements qui vinrent pousser vers la rive de l'Epte, en ce lieu historique de Saint-Clair aujourd'hui si heureusement glorifié, les Scandinaves guerriers partis de l'extrémité boréale de l'Europe et créateurs du pays qui porte le beau nom de Normandie.

 

Loin de moi l'intention de vous exposer la série des invasions opérées tour à tour, entre l'Escaut et la Garonne, par les infatigables combattants sortis des carènes marines de leurs barques audacieuses. Un narrateur antique de leur histoire ne disait-il pas déjà :

« e.. Longue est la geste des Normands

   Et griève à mettre en roman. »

 

Longue, certes, et illustre en même temps, et telle qu'il ne saurait être ici question d'en aborder le récit démesuré. Mais, en nous limitant en principe aux annales de ceux que nous pourrions appeler les Normands de la Seine, je tenterai seulement de vous présenter quelques vues rapides sur leur apparition et leur séjour sur les bords du fleuve qui sert de frontière latérale au Vexin, ainsi que sur les conditions où jadis, dans le site même qui se montre et se précise actuellement à nos yeux, ils fixèrent les destinées de la patrie nouvelle qu'ils étaient venus fonder dans la Neustrie gallo-romaine, où s'élaborait déjà peu à peu la notion d'un Etat qui allait devenir la France.

 

§§

 

Un instant vraiment singulier de l'histoire du monde, est celui où les peuples du Nord, qui semblaient avoir ignoré jusque-là les grands mouvements ethniques sous lesquels avait été submergé l'empire de Rome, s'ébranlent à leur tour et se jettent hors de leurs lointaines et glaciales frontières.

Leur procédé d'invasion! Je n'ai pas à vous le décrire. Il fut tellement différent de tous les procédés connus, qu'il frappa les contemporains d'une stupeur affolante. Les eaux douces des fleuves et des rivières, jusque-là, n'avaient apporté que des bienfaits. Les barques normandes leur firent produire la terreur et l'angoisse. .

On a beaucoup disserté sur les navires des Scandinaves, sur leur nature et sur leur rôle. Voici, je crois, ce qu'on en peut affirmer avec quelque chance de certitude.

Premièrement, ils ne présentaient, à aucun degré, le caractère de bâtiment de combat. Les Normands n'en construisaient pas de cet ordre. Ils ne possédaient que des transports chargés de guerriers. Les peuples qui se trouvaient pourvus d'une marine les gênèrent sérieusement. Les Anglais leur détruisirent en mer plus d'une flotte. Les Musulmans d'Espagne les tinrent toujours en échec.

Ensuite, ces vaisseaux étaient faits pour la double navigation marine et fluviale. Il fallait donc qu'ils fussent, à la fois, et solides et résistants, capables d'accueillir à bord au moins une quarantaine d'hommes, et maniables et souples, façonnés pour la remonte des fleuves et des rivières. Par conséquent, des flancs bien membrés, et peu de tirant d'eau. Une quille portante, pour les coups de mer, et des fonds plats, facilitant l'échouage, mieux même, le halage à terre, plus encore, le roulage sur le sol. Comme superstructure, hors de l'eau, une saillie suffisante, un pont, sommaire si l'on veut, mais un pont. On ne voit pas de bâtiments non pontés faisant route de Trondjem ou d'Elseneur à la Hève. Et comment, sans un pont, abriter les armes, les provisions, tout l'appareil de base qui constituait la force de ces expéditions lointaines et conquérantes.

Donc, robustes et gouvernables, pontés, plats de fonds, la proue menaçante et le sillage écumeux, il me semble que je les vois tels, courant sur la houle jaune de la mer du Nord, ou devant les falaises crayeuses de la Manche, donnant à pleines voiles dans l'estuaire de Seine, et remontant le chenal difficile du fleuve jusqu’au rempart primitif de Rouen, jusqu'à l'embouchure de l'Epte, jusqu'à la pointe défensive de la cité de Lutèce.

Deux découvertes précieuses, effectuées depuis une trentaine d'années, en Norvège, non loin de Christiania*, à Gogstad et à Oseberg, ont restitué au jour deux nefs scandinaves, retrouvées dans le secret des terres et des tombes. Il faudrait toutefois se garder de trop généraliser ces types, si intéressants qu'ils puissent se manifester. Les embarcations enfouies doivent évidemment représenter des variétés particulières, façonnées pour la circonstance avec un certain luxe, dont la dimension et la structure ne peuvent reproduire les spécimens usuels qui sillonnaient alors la mer et les cours d'eau français.

Les navires scandinaves qui apparurent en vue de nos côtes se déplaçaient à la voile aussi bien qu'à l'aviron. La voile leur servait en mer. Les avirons leur étaient indispensables dans les rades, les mouvements de port et les eaux mortes.

Comment remontaient-ils les fleuves, la Seine par exemple?

A la voile? La conjecture n'aurait rien d'inacceptable, je suis du moins porté à le croire. Dans certaines conditions, cette navigation en Seine, à contre courant, n'offre pas de difficultés insurmontables pour des bâtiments adaptés à ses exigences et pourvus de bons pilotes du chenal. Les brises de l'ouest, si fréquentes et si tenaces dans la région, permettent de progresser vent arrière ou vent largue contre un courant moyen. L'obstacle principal pourrait consister dans ceci, que des voiles quelque peu hautes paraissent essentielles à ce genre de marche. Or, les barques normandes ne portaient que des mâts trapus et peu élevés, dont l'unique voile semble avoir été mal aménagée pour recueillir les souffles arrêtés par les côtes voisines, escarpées et encaissantes, par les côtes qui, laissent seulement passer le long de leurs ravins ou des dépressions de leurs crêtes les risées bienfaisantes sous l'effort desquelles chemine et progresse une carène aventureuse dont la route contrarie le sens de l'eau.

A l'aviron, avec ces longues et lourdes pales de bois qui débordent les flancs des bâtiments de haute mer ?

Ceci serait peut-être plus douteux. Le développement extérieur des deux rangs simultanés de ces pièces interminables requiert forcément un espace libre que l'étroitesse du lit fluvial, en certaines zones où il se trouve divisé par des îles, refuse plus d'une fois au navigateur. On pourrait cependant admettre, sans invraisemblance, la supposition d'une remorque par chaloupes, elles-mêmes propulsées par des avirons plus courts et moins envahissants. Il me semble n'avoir encore vu proposer nulle part cette hypothèse. Je vous l'expose ici pour ce qu'elle peut valoir. Je dois cependant lui reconnaître une certaine valeur. Elle satisferait assez bien aux nécessités que présente le fait du passage des vaisseaux normands à travers telles ou telles difficultés du chenal.

A la cordelle, le long des berges ? Il faudrait au préalable, en ce cas, admettre que la rive fût alors entretenue et surveillée, débarrassée par exemple, au moins sur un bord, des végétations nuisibles et des obstacles entravant. Après tout, au temps de Charlemagne, il continuait sûrement à exister une circulation fluviale régulière sur la Seine. La Hanse parisienne, qui remonte à une période si vénérable de notre histoire, l'exigeait déjà. L'empereur d'Occident n'eût pas toléré la disparition de cette voie commerciale. Et cet usage du cours d'eau devait comporter des marges nettes et des possibilités de halage suffisantes. La présomption ne serait donc pas à rejeter de parti pris.

Quoiqu'il en soit, à la voile, à l'aviron ou à la cordelle, les barques scandinaves mordaient sur les eaux de la Seine, arborant à leurs proues, comme trois déesses marines aux gestes effroyables, la Consternation, la Détresse et la Peur.

 

§§

 

L'année 841 poursuivait son cours. Les petits-fils de Charlemagne, coalisés deux à deux, Germains et Francs contre Lotharingiens et Aquitains, se préparaient à ensanglanter, vers les confins de la Bourgogne, les champs obscurs de Fontenoy, où allaient se décider la liquidation de l'Empire et la formation du royaume presque français de Charles le Chauve.

Par une sorte de rapprochement symbolique, cette année même, une flotte scandinave apparaît à l'entrée de la Seine. Un chef audacieux la commande. Les chroniques latines le nomment d'un nom qui se traduit habituellement par la forme française Oscher. Je pense qu'il n'y a pas lieu d'hésiter, et que cette désignation d'Oscher, qui comporte la consonne médiane dure et la consonne finale sonore, doit s'apparenter étroitement à un nom bien connu du vocabulaire des noms propres nordiques. Les premières carènes normandes qui fendirent les flots de la Seine avaient pour chef le roi de mer Oscar.

Les riches moutiers de l'estuaire, Saint-Wandrille, qui s'appelait alors Fontenelle, et Jumièges, aux souvenirs mérovingiens, sont immédiatement saccagés. Rouen suit leur sort. Les agresseurs, cette fois, ne paraissent pas être remontés beaucoup plus haut que le flot de marée qui vient mourir, comme chacun sait, à l'embouchure paisible de la molle rivière d'Eure.

Quatre ans plus tard, un autre chef de bande, Ragnar, amène cent vingt-cinq navires jusque dans la région séquanaise du Parisis. Charles le Chauve, hanté par le désir obsédant de préserver Saint-Denis et ses trésors, abandonne Lutèce. Néanmoins les envahisseurs repartent. Mais leurs timoniers ont reconnu la route fluviale. Ils en attesteront bientôt la pratique et l'usage.

Quelques années s'écoulent. En pleine mauvaise saison, à la fin de 851, le viking Oscar, familier de l'estuaire, pénètre dans le Vexin. La rencontre de Vardes, sur le haut cours de l'Epte, le désabuse et l'expulse. Mais à l'automne suivant, deux autres chefs, Godfrid et Sidroc, s'installent en face le débouché de l'Epte. Ils aménagent et fortifient l'île redoutable de Jeufosse.

Voici maintenant terminée la période des apparitions éphémères. Les Hommes du Nord vont désormais constituer des stations permanentes. C'est une étape nouvelle de leur histoire qui commence et qui s'affirme.

 

§§

 

Parvenu à ce point capital du développement de la conquête normande, je tiens à rendre hommage aux travaux de deux érudits qui ont consacré de vigoureuses études à la narration de cet épisode. Il convient de rappeler ici la belle démonstration de M. Jules Lair, que connaissent tous les membres de la Société historique du Vexin, et le récit tout récent de M. Ferdinand Lot, si nettement présenté, si fortement étayé, si vivant et si précieux.

En abordant l'examen de ces faits et de ces lieux, je me sers à dessein de cette expression, qui ne répond en fait à aucune réalité de désignation topographique : l'île de Jeufosse.

C'est qu'en effet il est assez malaisé d'identifier la forteresse ceinturée d'eau où se cantonnèrent les Scandinaves entre les années 852 et 862, l'île à qui les textes donnent le nom d'Oscellus, forme qu'une traduction approximative pourrait exprimer en français sous le vocable d'Oissel.

Le site de Jeufosse -Givoldi Fossa- compose actuellement encore un paysage remarqué. Un peu au-­dessus de Vernon, avant l'apparition des falaises qui marquent en cette région le rempart crayeux du Vexin, les côtes de Seine, sur la rive du sud, présentent une verte hauteur aux allures de montagnes, habillée d'herbe rase et de bouquets de genévriers. La courbe du fleuve épouse étroitement la pente. Au-dessus, se développe le plateau qui mène à la vallée de l'Eure et vers le pays Chartrain. Le village baptisé par la fosse creuse du fleuve dispose en arrière de la crête quelques maisons invisibles. En bas, s'égrène actuellement une rangée de trois grandes îles. Celle qui se découpe le plus en aval commande un large et magnifique bassin fluvial où débouche l'Epte, et qui semble fait pour abriter et loger une flottille remontante.

Celle-là, vraisemblablement, représente le lieu où s'établit la station normande. On l'appelle aujourd'hui Pile de la Merville. Je crois pouvoir la préférer aux deux autres.

Celle qui s'allonge le plus en amont, sur le trajet moderne des ponts qui joignent Bennecourt, logé sur la banquette du Vexin, à Bonnières qui s'aperçoit en face, celle qu'on désigne actuellement sous le nom de la Grande Île, semble à écarter en principe. La situation de la terre insulaire où les Normands se sont fixés droit nécessairement comporter -on verra pourquoi tout à l'heure- tout le long de son flanc et même jusqu'au delà de son point supérieur, sur la rive du Vexin, du côté de l'embouchure de l'Epte, une étendue rigoureusement plate ou du moins praticable au roulage des barques scandinaves sur le sol. Or tout le long de la Grande Île, de ce côté, s'accusent de notables accidents de terrain, prélude des hautes falaises de plus en plus voisines du fleuve, accidents assez prononcés pour interdire toute possibilité d'une opération de ce genre.

L'île médiane, malgré son nom bizarre et expressif d'Île de la Flotte, donne lieu à la même objection, quelque peu atténuée peut être, mais néanmoins subsistante. En outre l'étroitesse des bras qui la baignent - ou plutôt la baignaient - ne paraît lui assurer qu'une protection insuffisante.

Reste l'île d'aval, celle qui commande dans cette direction toute la largeur du fleuve, et le long de laquelle, élu côté vexinois, se présente largement la surface plane indispensable au transport terrien des navires normands. Là, selon toutes probabilités, s'installa savamment le camp des Vikings.

De l'île de Jeufosse, donc, une grande invasion, sous les rois de mer Sidroc et Bjorn, ne tarde pas à s'élancer et à se disperser, vers Beauvais, Chartres, enfin vers Paris, une seconde fois ravagé. Ceci survient en 856. En 858 encore, dévastation nouvelle. Je passe sur ces litanies de désastre. Enfin, en 861, Charles le Chauve en vient à adopter une combinaison extraordinaire. Il stipendie d'autres Scandinaves, les Normands établis à l'embouchure de la Somme, pour expulser leurs compatriotes de Jeufosse. Le viking Weland, porteur d'un nom bien connu dans les légendes du Nord, le nom du forgeron d'une épée merveilleuse, se chargera d'expulser les vikings Bjorn et Sidroc ou leurs successeurs entêtés.

Le plus curieux est que le marché fut tenu, loyalement. Il donna même lieu à une manœuvre inouïe, attestée par les textes contemporains, et qui ne paraît pas devoir être révoquée en doute.

Il s'agissait de bloquer l'île de Jeufosse. En aval, la chose était aisée. Les vaisseaux de Weland, remontant la Seine, pouvaient se ranger dans le grand bassin dont on vient de déterminer l'ampleur et le cadre. Mais par contre, en amont, la tentative paraissait impraticable, les assiégés se trouvant à même d'empêcher, par une attaque de flanc sortie de l'île, toute espèce de circulation dans les bras latéraux du fleuve.

Que fit donc Weland ? Il hala ses navires à terre, les traîna sur le sol et les remit à flot de l'autre côté de la forteresse insulaire.

Il engagea ses vaisseaux dans l'Epte, sans doute un à un et à la file. Je crois pouvoir supposer qu'une fois entrés dans l'embouchure de l'étroite rivière, pour les pousser plus haut vers le point décidé, il dut faire exécuter derrière eux quelque digue provisoire, quelque batardeau bien compris, qui permît au niveau du frêle affluent de s'élever à la hauteur indispensable au flottement et à la marche des carènes jusqu'au lieu de son cours nécessité par le hardi projet dont il abordait le risque. Puis, sortant les barques de l'eau, les montant sur la berge, il les fit, par les prairies parfaitement plates qui marquent le confluent, cheminer avec prudence et lenteur sur le sol. Elles devaient s'avancer, ou bien séparément sur des rouleaux posés à cru sur la terre, ou bien à la file sur une longue glissière de bois graissé. Puis elles regagnèrent l'onde, en descendant à nouveau dans le fleuve, à distance satisfaisante au-dessus de la pointe supérieure de l'île qu'il s'agissait de cerner, et dont elles achevaient ainsi l'investissement commencé.

Ainsi serrés de près, les assiégés capitulent. Vainqueurs et vaincus, exécutant des stipulations de paix obscures et compliquées, se disséminèrent en tous sens: Au printemps suivant, en tout cas, il ne subsistait plus de Normands dans la Seine.

§§

Pour essayer de prévenir leur retour, le fleuve se cloisonna de barrages fortifiés.

A Pitres, au confluent de l'Andelle, à Paris, sous le double pont de la Cité, des estacades s'érigèrent, protectrices et après tout suffisantes.

Il est avéré qu'une autre défense du même genre fut installée dans la Marne, à Trilbardou, un peu au-dessous de Meaux. Le cours de l'Oise en posséda-t-il une semblable ? Elle semblerait en tout cas plus logique et plus indiquée que la précédente. Elle eût essayé de préserver le passage capital de Pontoise, clef de la vieille route romaine de Paris à Rouen, par laquelle s'exécutaient tous les mouvements des troupes qui pouvaient observer la navigation des flottes normandes dans la Seine. Un texte formel, néanmoins, fait défaut sur ce point.

Quelques années de tranquillité s'ensuivent. D'ailleurs les Hommes du Nord se remuaient en d'autres régions. Mais en 885 on les vit reparaître. Cette fois ils comptaient 700 navires et 40.000 hommes. C'était la grande invasion. Tout ce qui précède n'en était que le prélude.

Elle constituait un épisode des gestes de la Grande Armée normande, formée dès l'an 879 en Angleterre, puis transportée en Zélande, et dont les opérations peuvent se suivre pendant treize campagnes, jusqu'en l'année 892.

Alors se place le siège fameux de Paris, conduit par un des vikings de Jeufosse, Godfrid, contre l'évêque Gozlin et le comte Eudes, fils de Robert le Fort. Vous n'attendez pas que je vous en détaille l'histoire. Retenons seulement, à cette occasion, et l'occupation vraisemblable de Rouen, et le réarmement probable de la station de Jeufosse, et l'entrée d'une division de la flotte normande dans l'Oise, et la défense de la forteresse de Pontoise par le comte Autran qui fit retraite sur Beauvais, et la manœuvre finale des vaisseaux normands devant l'île parisienne. Une fois le traité conclu avec les gens de Lutèce, les barques marines, halées à terre sur la berge, glissèrent à la surface du sol, tout au long de la Cité, pour pénétrer dans le haut fleuve. Absolument comme Weland, naguère, avait lancé les siennes à travers les prairies herbues qui séparent l'Epte de la Seine.

Près de deux ans après, elles repassèrent de même, en sens inverse. Et puis elles regagnèrent la mer. Mais tout autorise à penser que les Normands laissaient derrière eux, et l'établissement de Jeufosse maintenu comme position d'avant-garde, et la ville de Rouen conquise et conservée, et tout le pays neustrien d'alentour assujetti ou à demi colonisé.

 

§§

 

En effet, à partir de ce moment, un silence singulier se fait dans les textes sur les actes des Normands de la Seine.

La seconde période de leur histoire, celle des invasions ravageantes, est achevée. Il semble bien que dès lors, à partir de cette sorte de mainmise de fait sur une contrée enviable, commence la troisième époque, celle de l'occupation pratique et féconde.

A l'extrême fin du neuvième siècle, en 896, on voit bien encore une flottille dévastatrice s'engager dans l'Oise, sous la conduite d'un chef au nom énigmatique de Huncdeus, qu'il faut traduire par le nom norois de Hundjof. Mais elle ne compte que cinq barques. Et Hundjof, précurseur de Rollon, se fait baptiser en Vermandois.

Jusqu'en 911, mutisme des chroniques - rares d'ailleurs - sur le groupe normand installé à Rouen. En ce qui concerne Rollon, la tradition seule, recueillie deux générations plus tard par Dudon de Saint-Quentin, nous entretient de son existence et de ses actions.

Qu'est-il donc permis de supposer? Que le peuple normand, peu à peu, se stabilisait, devenait sédentaire, changeait de civilisation. Les brillants guerriers aux armes étincelantes et naguère trempées de sang commentaient à sentir les bienfaits de la terre où ils avaient amarré leurs navires. Elle les prenait et les métamorphosait de jour en jour.

Les mariages devaient coopérer dans une proportion très appréciable à cette transformation quotidienne. Combien peu de femmes étaient venues des patries du Nord ! Leurs compagnes de fait et les mères de leurs fils, c'est en Neustrie que les Scandinaves les avaient trouvées. L'influence du Christianisme ne pouvait pas les laisser insensibles. Les archevêques rouennais se dévouèrent à cette œuvre. Lentement, les sentiments et les mœurs devaient évoluer, selon des lois toujours pareilles, celles que l'histoire rencontre et enregistre à chacun des accidents de sa route.

 

§§

 

En 911, tout était sans doute prêt, tout était mûr pour une solution pacifique et satisfaisante.

Elle dut être traversée d'exigences. Ainsi peut s'expliquer l'affaire de Chartres, survenue cet été même, cette reprise des campagnes d'invasion, cette attaque de la cité de la Vierge Noire, si bizarrement improvisée, et dont Jeufosse constituait la base nécessaire. Après tant d'années de tranquillité relative, l'événement ne peut se comprendre que comme un essai de pression, exercé sur le pouvoir royal, alors détenu par Charles le Simple.

L'affaire de Chartres réglée, l'armée normande refoulée, mais toujours menaçante, les dispositions de la paix définitivement arrêtées, on se donna rendez-vous à Saint-Clair, au point où la chaussée antique dont le tracé rectiligne traverse tout le Vexin franchissait la rivière d'Epte. On devait y consacrer les engagements déjà souscrits en principe. Sur ses berges, la rivière accueillit deux forces en présence, la vigueur du glaive et le sentiment de la tradition.

Là encore, en dernière heure, des difficultés durent se manifester. Le protocole était en jeu. Il offensait les Normands. D'où le geste, très possible, exécuté par le fondé de pouvoirs de Rollon, et son irrespect légendaire pour l'équilibre mal assuré du descendant de Charlemagne.

Après le traité, après le baptême, après l'accord décidé avec la princesse carlovingienne, fille de Charles le Simple, cette Gisèle symbolique dont l'heure actuelle vient de confirmer l'existence nuptiale et le rôle, après cet ensemble presque simultané d'événements, la paix régulière s'imposait. Elle se réalisa. Désormais, les guerres françaises et normandes ne seront plus que des guerres normales et courtoises. Guillaume, le futur Guillaume Longue-Epée, déjà né de l'union de Rollon et de Poppa la neustrienne, assurait la continuation de la dynastie nouvelle promise à de si hautes et de si longues destinées.

Je m'arrête ici, devant la création du pays brillant et vigoureux qui prend désormais le nom de. Normandie.

A présent, de cette Normandie francisée, le Scandinave du Cotentin, Tancrède de Hauteville, laissera essaimer sa descendance, les sept fils qui implanteront en Italie, en Sicile, jusque dans les principautés d'Asie, la passion d'aventures et l'intrépidité normande. A Falaise, Robert le Magnifique et la fille du tanneur s'apercevront à la fontaine du faubourg et se rencontreront dans la Chambre Peinte. Que le songe d'Arlette survienne, et le Conquérant paraîtra.

Et le Normand qui débarque sur la plage de Hastings et qui gagne l'Angleterre à la pointe de son glaive, -j'emprunte l'esquisse de cette image finale au docte historien Francisque Michel- le Normand qui a enjambé la mer, d'une rive à l'autre, va pouvoir contempler, tel un colosse antique appuyé sur deux falaises, les navires fendant la houle de ta Manche et passant à pleines voiles à ses pieds.

 

§§§§§§§

 

*nom porté par la ville d’Oslo de 1624 à 1925
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :